Lisez la tribune de Mikhaïl Chichkine en hommage à Alexeï Navalny
Retrouvez la tribune écrite par Mikhaïl Chichkine, en réaction à la mort de Navalny, publiée dans le journal Le Monde.
Opposant à Poutine, Mikhaïl Chichkine est un écrivain russe traduit dans 35 langues ; il vit en Suisse depuis 1995. Son dernier ouvrage paru en français, La paix ou la guerre, traduit par Odile Demange, traite de l’évolution de la Russie et de ses relations avec le reste du monde.
» Une chandelle éclairait un tant soit peu les ténèbres poutiniennes. On l’a éteinte.
Dans la déclaration officielle, il est « mort ». Entre « il est mort » et « on l’a tué », il y a une différence de pays. Mon pays n’existe plus. Une Russie qui élimine ainsi ses meilleurs fils ne peut pas être un pays humain. Ce régime de bandits n’a pas sa place sur la terre des hommes. Cet État qui se dit Fédération de Russie et qui apporte la mort et le mal au monde entier et à sa propre population ne doit tout simplement pas exister.
Ils ne pouvaient pas ne pas tuer Navalny. Une dictature suppose le silence du peuple et l’allégresse générale au moindre mot du dirigeant. Le régime voyait une menace dans cet homme qu’il avait tenté d’obliger à se taire en le mettant en prison pour plus de vingt ans. Ils avaient essayé de l’empoisonner, en vain. Cette fois, ils l’ont achevé.
Officiellement, en Russie, la peine de mort n’existe pas. Elle existe, nous le voyons, et ce n’est que le début. Ce pouvoir criminel tue indifféremment les Ukrainiens et sa propre jeunesse, mobilisée et envoyée à la boucherie, ou ses prisonniers politiques. La Roue rouge dont parlait Soljenitsyne s’est remise en branle.
À présent, après deux ans de massacres en Ukraine, avec une opposition entièrement détruite en Russie, il est difficile de s’imaginer qu’il y a quelques années encore, Navalny avait pu participer à la course à la présidentielle, qu’il avait pu faire campagne dans tout le pays. Quel président aurait-il été ? Je ne sais pas. Peut-être un merveilleux président, peut-être un médiocre. La seule façon de le vérifier aurait été de passer par des élections libres qu’il aurait gagnées. Mais pour des élections libres, il faut des citoyens libres. La démocratie commence quand les gens ont la sensation d’être des citoyens. La démocratie commence par la dignité humaine. Que ressent la majorité de la population russe ?
Je n’oublierai jamais comment, lors d’une réunion de campagne électorale dans une ville de la province russe, une personne est venue vers Navalny après son intervention et lui a dit : « Alexeï, j’aime ce que vous dites et comment vous le dites, vous me plaisez. Mais devenez d’abord président, et à ce moment je voterai pour vous. »
Tout le monde se demande pourquoi il est rentré en Russie, alors qu’il savait sans doute qu’il allait être mis en prison. Oui, il le savait. C’était un lutteur. Un combattant. Il savait qu’il devait aller jusqu’au bout. Mais il ne faisait pas un sacrifice gratuit, il n’allait pas au supplice, il allait vers la victoire. Il croyait en sa victoire, et sa foi était contagieuse, ses proches et non-proches y ont cru. En Russie, ceux qui ont renversé le régime ont toujours commencé par être ses prisonniers. Ce fut le cas pour la révolution de 1917, puis à la fin du pouvoir soviétique. Le régime soviétique, qui semblait inébranlable, est tombé sous les livres de l’ancien prisonnier Soljenitsyne. L’expérience de la prison est toujours un plus pour un politicien russe : celui qui est passé par la détention sera toujours proche de la « masse des électeurs », dont toute la vie est empreinte de « culture » pénitentiaire.
Le calcul politique de Navalny était erroné. Je crois qu’il aurait fait un bon président pour le pays, mais où prendre la Russie dont il aurait pu être président ? Cette Russie n’existe pas.
Alexeï ne connaissait pas réellement le pays auquel il a consacré sa vie. Il avait grandi et était devenu politicien après la chute de l’URSS, pendant la courte période historique où la Russie a connu la liberté, où une vie publique et politique a commencé, avec l’apparition de partis, d’une presse libre. Pour lui, c’était son pays, où tout était possible. C’était un politicien à l’occidentale, qui savait qu’il devait lutter pour la voix des électeurs, être une personnalité publique, ouverte, répondre de ses paroles.
La politique russe se fait tout à fait autrement : il faut lutter pour le pouvoir non pas pendant les élections, qu’on peut toujours manipuler, mais là où le pouvoir réside réellement. Une formule ancienne et précise définit la lutte politique russe comme une bataille de bouledogues qui se déroule en coulisses. Navalny ne pouvait pas et ne voulait pas être un de ces bouledogues. Il croyait que le peuple, en Russie, le suivrait. C’était une foi très naïve.
La vie politique active et libre dans laquelle Alexeï s’est plongé dans les années 1990 n’était qu’une vaguelette sur la surface de l’océan russe. Ou de l’immense marécage russe, que chacun choisisse l’expression qui lui convient le mieux. Il jugeait les autres d’après lui-même. Il avait l’impression que si pour lui, les valeurs les plus importantes étaient les droits humains, la liberté, la dignité, ce serait également le cas pour les autres. Il croyait qu’il était possible de convaincre et d’inspirer les autres, de les entraîner derrière lui. Ils étaient des milliers à le suivre, des dizaines de milliers, surtout de merveilleux jeunes gens et jeunes femmes. Mais le pays allait dans le sens inverse.
Le rêve du régime était la renaissance de l’URSS. Le pays est dirigé par des gens qui ont fait leur carrière et leur vie au sein du KGB soviétique. Leur rêve – faire renaître le pays de leur jeunesse – se réalise sous nos yeux. Dans ce pays, la population pose docilement sa tête sur le billot, soupirant que le tsar sait mieux qu’elle. Dans ce pays, il n’y a pas de place pour Navalny, ni pour les jeunes qui veulent construire leur vie en liberté, et non au Goulag.
Si Alexeï avait su ce qu’il se passerait après son arrestation, la défaite complète de l’opposition, cette guerre infâme que le pouvoir a engagée contre l’Ukraine et que la majorité de la population soutient, aurait-il franchi le pas de revenir en Russie pour être emprisonné et se faire tuer ? Je ne sais pas. Mais j’ai l’impression que oui. Parce qu’il y avait hier, il y a aujourd’hui et il y aura toujours des gens pour lesquels certaines choses sont plus importantes que leur propre vie.
Il nous a tous aidés. Par son existence, son choix de ne pas capituler et d’aller jusqu’au bout, il nous a donné de l’espoir. Maintenant, nous sommes son espoir. »
Traduit du russe par Maud Mabillard