La tribune de Sergueï Lebedev – « Après des années de guerre larvée, la Russie a de nouveau attaqué ouvertement l’Ukraine. »
Après des années de guerre larvée, la Russie a de nouveau attaqué ouvertement l’Ukraine.
Jours de honte. Jours les plus noirs de notre histoire.
L’attaque, qui avait été annoncée, a quand même été une surprise.
Mais le poison de l’inimitié mijotait depuis longtemps.
Beaucoup disent maintenant que le président Poutine est le seul responsable. Et que les Russes sont massivement contre la guerre, même s’ils ont peur de le montrer ouvertement.
Il se peut qu’une partie considérable de la société soit contre la guerre, surtout pour des raisons égoïstes et de bon sens. Mais cela n’enlève rien à la question de savoir comment cette guerre a été rendue possible : politiquement et psychologiquement.
À la question du racisme post-impérial russe.
Qui a été et reste le fondement et le carburant de la politique agressive de Poutine – politique étrangère ou intérieure.
Et ce racisme ne disparaîtra pas tout seul, même avec le départ de Poutine.
La Fédération de Russie est un pays multinational.
La Fédération de Russie est un pays raciste.
Il s’agit d’un racisme post-impérial, profondément ancré dans notre conscience et notre culture, notre langue et notre vision ordinaire du monde, qui ne compte pas une, ni deux, mais des dizaines de nations-objets, rangées en une hiérarchie chauvine multiple et fluctuante.
Au milieu des années 1990 et au début des années 2000, lorsque la Russie faisait la guerre en Tchétchénie, les attitudes racistes se concentraient sur les personnes originaires du Caucase. Il existait même un terme semi-officiel, un cliché tout droit sorti du rapport d’un policier ignare : « Individu de nationalité caucasienne ».
C’est cet « individu de nationalité caucasienne », un portrait collectif, qui était la cible du nationalisme ordinaire, nourri du récit de l’oppression des Russes « blancs » désorganisés par les montagnards « noirs ». C’est cet « individu de nationalité caucasienne » que la propagande d’État, pour justifier la guerre en Tchétchénie, a tenté de présenter comme le visage de l’ennemi, de l’envahisseur, du terroriste ; comme l’image du mal.
Puis, pendant les années de vaches grasses du règne de Poutine, alors que la Tchétchénie était définitivement occupée, de nombreux ouvriers des États d’Asie centrale (Tadjikistan, Ouzbékistan, Kirghizistan et autres) sont venus travailler en Russie. Et une autre image raciste a émergé, colportée par la culture populaire. À présent c’était un « jaune », un Asiatique, un « Djamchout » collectif, sale et sans éducation, mais rusé, une créature inférieure qui a pour fonction de servir les maîtres blancs nouvellement et soudainement enrichis. Au début, la Russie de Poutine était riche à crever ; le secteur de la construction était en plein essor et il était rentable d’exploiter pour presque rien les travailleurs sans papiers, dont les conditions de vie et de travail n’étaient pas différentes de celles des esclaves. Cet odieux cas de figure est, hélas, encore très courant en Russie aujourd’hui.
Les deux exemples ci-dessus montrent un type de racisme construit sur l’opposition explicite de « nous » et « eux » – les autres, dangereux ou « de seconde zone ».
À l’encontre des peuples d’Ukraine et de Biélorussie, il existe un autre type de racisme. C’est un racisme fondé sur un modèle paternaliste, sur la doxa soviétique de la « famille des peuples ». Les Ukrainiens et les Biélorusses sont considérés comme des nations proches, « fraternelles », mais se tenant en quelque sorte sur un échelon inférieur dans cette hiérarchie familiale imaginaire. Comme les Russes, mais plus bas. Des frères cadets. Pas tout à fait indépendants. Les Russes ont le droit d’aînesse.
Une étude réfléchie de la culture politique, des préjugés sociaux révélera l’existence de dizaines d’autres récits racistes concernant les nations qui composent la Fédération de Russie. Bien que les historiens russes progouvernementaux et les propagandistes d’État aiment à répéter que la Russie a « rassemblé les terres » pacifiquement, ce racisme multiforme est une conséquence directe de l’histoire impériale et de la politique coloniale russes, une histoire de violence, de russification, de guerres peu connues dans la Russie d’aujourd’hui, et qui ont été des instruments de la colonisation.
Pendant soixante-dix ans, le système soviétique a postulé « l’amitié des peuples » et l’égalité des nations. En réalité, il y a eu des occupations, de nombreuses déportations de populations, la répression des mouvements d’indépendance nationale, l’encouragement par tous les moyens du collaborationnisme, et le rejet de l’identité nationale au profit d’une identité « soviétique » prétendument supranationale. Malheureusement, ces outils ne sont pas la propriété exclusive du projet communiste soviétique.
Il est peu probable qu’une partie importante de la population de la Russie actuelle souhaite le retour de l’idéologie communiste. Ces idées sont mortes.
Mais le racisme post-impérial est bien vivant.
Et même si la décommunisation de la Russie et la condamnation des crimes d’État soviétiques avaient eu lieu, elles n’auraient résolu qu’une partie du problème.
Il aurait fallu remettre en question, non seulement le passé totalitaire soviétique de la Russie, mais aussi le modèle historique de sa structure étatique et nationale, un modèle monologique qui suppose d’une part un Centre où réside le pouvoir et où se prennent les décisions, et d’autre part les régions, qui de facto ne sont pas des sujets de la Fédération, mais des objets privés de toute réalité subjective, qui ne disposent que d’une certaine autonomie décorative dans le domaine de la culture et de la langue.
Bien sûr, le modèle décrit ici est plus complexe en réalité, mais le principe de base, la fameuse « verticale du pouvoir » de Vladimir Poutine, reste inchangé.
Et ce modèle, s’appuyant sur la tradition historique, se répand loin au-delà des frontières de la Russie actuelle.
La direction politique de la Russie ne considère pas l’Ukraine comme le sujet de sa propre histoire, ni de son propre destin. Dans son long discours justifiant la guerre, Vladimir Poutine ne fait pas que donner aux Ukrainiens une leçon d’histoire qu’ils n’ont pas demandée. Lui, dans le droit fil de la logique impérialiste russe, refuse à l’Ukraine le droit d’être l’Ukraine proprement dite. Et ce n’est pas seulement une question d’indépendance de l’État. Il s’agit de la nation en tant que telle. Nous parlons d’une terrible rechute du racisme post-impérial, pour lequel sur le territoire qu’il considère comme historiquement « le sien », il n’y a que des nations subordonnées et secondaires, avec lesquelles il n’y a pas de dialogue, pas de relations de voisinage. On les protège ou on les commande. Leur destin est écrit par quelqu’un d’autre.
Malheureusement, je crois que ces attitudes mentales, appelons-les ainsi, sont partagées, consciemment ou inconsciemment, dans une certaine mesure, par une partie importante de la population de la Fédération de Russie. Et il ne s’agit pas d’une idéologie spécifique qui serait plus facile à combattre précisément en raison de son caractère concret. Il s’agit de la façon dont est équipée la conscience, des fiches ou des prises où peuvent venir se brancher différentes idéologies dont le contenu, implicitement ou explicitement, est pétri de l’autoritarisme et du racisme d’empire.
Il y a là un paradoxe bien connu, car précisément une grande partie de la population de Russie est composée de personnes de nationalité non russe. Toutefois, je pense que le paradoxe est résolu par le fait que l’habitant de la Fédération de Russie d’aujourd’hui est une personne qui a été « digérée » par l’empire ; c’est le produit d’une politique nationale et culturelle bien définie, dépourvue de références historiques, une personne sans généalogie, asservie, habituée au droit des forts, à l’humiliation de soi et des autres.
Bien entendu, la discussion sur les racines historiques et le rôle politique du nationalisme doit se faire avec prudence, en tenant compte des catastrophes et des calamités du XXe siècle. Mais c’est cette peur naturelle que Vladimir Poutine exploite lorsqu’il parle de la « dénazification » de l’Ukraine et quand les propagandistes du Kremlin fulminent contre les « fascistes ukrainiens ». Les doutes raisonnables ne peuvent et ne doivent pas masquer l’essence de la réalité : c’est la Fédération de Russie qui est l’agresseur, c’est elle qui empiète sur la souveraineté nationale de l’Ukraine et qui, de manière paternaliste, dépeint l’Ukraine comme un jeune frère à qui il faut donner une leçon sanglante d’obéissance.
Et même dans le scénario futur le plus favorable, si le régime de Vladimir Poutine tombe, la question reste posée : que faire de ce racisme post-impérial ? Qui imprègne l’État russe, la politique russe et la vie russe à tel point qu’on ne le remarque plus, quand on est à l’intérieur ? Il serait naïf de penser qu’une économie de marché et des pratiques démocratiques peuvent à elles seules régler le problème.
La guerre russe contre l’Ukraine constitue l’effondrement moral et humanitaire de la culture russe. De la culture dont les meilleurs représentants, de Dostoïevski et Boulgakov à Soljenitsyne et Brodsky, ont été atteints par ce virus de l’impérialisme, la notion de « supériorité » de la langue russe et ses droits spéciaux. Maintenant que le mot « russe » est pestiféré pour de nombreuses années, nous, les Russes – si nous voulons vraiment créer, au moins en théorie, les conditions préalables pour que la Russie devienne un voisin sûr –, nous devrons repenser notre culture, notre histoire, notre système politique depuis le début.
Le monde n’a pas seulement besoin d’une Russie sans Poutine.
Le monde a besoin d’une Russie sans conscience impérialiste.
…Beaucoup de mes connaissances et amis russes demandent aujourd’hui aux Ukrainiens de leur pardonner.
Je pense qu’il est trop tôt pour demander pardon.
Nous, citoyens russes, n’avons pas encore le droit de le faire.
Nous n’aurons ce droit que lorsque les criminels d’État au pouvoir dans notre pays seront traduits en justice et subiront le châtiment qu’ils méritent.
Sinon, il n’y aura pas de pardon pour nous.
Sergueï Lebedev
Traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton
Sergueï Lebedev est un écrivain russe. Trois de ses romans ont paru en français aux Éditions Verdier : Les Hommes d’août, L’Année de la comète et La Limite de l’oubli. Son nouveau roman, Le Débutant, paraîtra en août 2022 aux Éditions Noir sur Blanc.