La tribune de Sacha Filipenko « Un match sanglant »
Ces jours, en observant ce qui se passe en Ukraine, nous ressemblons à des gens arrivés après le début d’un match de football et qui ont décidé de le regarder en différé. Alors que la deuxième mi-temps est déjà engagée, nous réagissons avec émotion à la première. Nos réactions ont chaque fois du retard. Si, il y a quelques semaines, on pouvait nous considérer, nous autre Européens, comme les acteurs des événements, nous ressemblons désormais plutôt à des supporters, dont un grand nombre ne s’intéresse d’ailleurs pas beaucoup à la partie.
La guerre en Ukraine a beau se dérouler depuis plus d’une semaine, de nombreux commentateurs continuent d’utiliser les termes « aggravation » et « tension ». Alors que la phase de confrontation s’est terminée depuis longtemps, qu’une vraie guerre a commencé en Ukraine, nombreux sont les Européens qui préfèrent encore penser que l’Ukraine trouvera bien le moyen de s’en sortir. Toute seule. À l’heure où Poutine ne cesse de se mettre hors-jeu et de marquer des buts scandaleux, nous nous contentons d’observer et d’espérer que l’Ukraine se défendra mieux. Nous aimerions croire qu’un miracle aura lieu, et que l’équipe outsider gagnera en contre-attaquant. Pour voir cela de leurs propres yeux, beaucoup d’entre nous s’approchent des grands écrans installés sur les places. Nous, supporters du monde libre, avons acheté tous les accessoires bleu-jaune, les drapeaux, nous sommes prêts à soutenir l’Ukraine avec des chants, des bannières, mais nous ne sommes toujours pas décidés à faire ce qui est réellement nécessaire en ce moment : fournir à l’Ukraine les défenseurs de première classe dont nous disposons. Nous voulons assister, pas participer. Nous ne voulons pas jouer contre ce que nous craignons. Nous sommes prêts à fournir des chaussures et des ballons à l’Ukraine, mais, selon nous, elle doit marquer ses buts toute seule. Or, un grand nombre d’Européens continuent probablement à ne pas voir qu’en ce moment, les maillots des footballeurs ukrainiens arborent non seulement l’écusson de leur pays, mais aussi celui de toute l’Europe. L’Ukraine joue en ce moment pour nous tous. Et pourtant, nous restons prudents. Nous sommes prêts à acheter des billets pour ce match, mais pas à fermer le ciel au-dessus du stade, parce que nous ne voulons pas fâcher Poutine, parce que nous pensons aux conséquences, qui peuvent arriver à la fin de la première mi-temps, même si, je le répète, nous en sommes déjà depuis longtemps à la deuxième. Nous voulons voir comment l’Ukraine se bat tout en restant en sécurité. Pendant que, violant toutes les règles, les joueurs russes écrasent l’Ukraine, nous, les spectateurs européens, continuons à acheter le gaz russe, parce que même l’affrontement le plus dramatique de ce siècle, nous voulons le voir au chaud, confortablement. En constatant que la Russie viole les règles, nous lui adressons des avertissements, mais pour le moment, nous nous contentons de cartons jaunes : pas le moindre carton rouge. Nous n’allons pas jusqu’au bout. Par exemple, nous soumettons la banque VTB à des sanctions, mais pas ROSBANK, qui appartient à la France. Nous sommes encore très rationnels. Nous espérons que l’entraîneur Poutine, qui a perdu la raison, se ravisera, et c’est pourquoi, alors que la Russie joue au rugby, nous appelons l’Ukraine à jouer au football avec elle. En téléphonant à Poutine, Macron fait penser à un arbitre qui essaie de calmer un joueur sur la ligne de touche et qui, semble-t-il, ne comprend pas tout à fait que Poutine n’a depuis longtemps plus rien à faire des règles, et que seule une gifle sonore le fera redescendre sur terre. Au moment où Poutine devrait être disqualifié à vie, nous menaçons de l’interdire de jouer à la prochaine partie. Nous essayons de dialoguer avec un homme qui, en fait, a depuis longtemps franchi toutes les lignes, nous essayons de parler avec un homme qui donne des ordres à son équipe depuis un bunker, nous essayons de nous mettre d’accord avec un homme qui ne veut pas gagner, mais s’emparer du stade. Son seul but est d’établir ses propres règles, et c’est pourquoi nous devons tous cesser d’être spectateurs et redevenir des acteurs du jeu ! Les Ukrainiens sont fatigués, nous devons les remplacer sur le terrain ! Nous devons absolument faire et accomplir tout ce que nous demande l’Ukraine, parce que le jour où l’Ukraine perdra, toute l’Europe aura perdu. Nous devons refuser les demi-mesures, nous devons cesser d’avoir peur, et, finalement, passer à l’attaque, parce que la partie s’achève bientôt, et que nous avons encore beaucoup de buts à rattraper.
Traduit du russe par les Éditions Noir sur Blanc
Sacha Filipenko est un écrivain biélorusse d’expression russe. Deux de ses romans sont disponibles en français : Croix rouges et La Traque (Syrtes, 2018 et 2020). Son roman, Un fils perdu, est paru en avril 2022 aux Éditions Noir sur Blanc.