Deux minces recueils de nouvelles auront suffi à assurer à Bruno Schulz une place de choix dans la littérature du XXe siècle. L’ouvrage que consacre Jerzy Ficowski à l’auteur des Boutiques de cannelle et du Sanatorium au croque-mort est bien plus qu’une simple biographie. À dix-huit ans, peu de temps avant la mort de l’écrivain, Ficowski découvre le monde étrange de Schulz, les « régions de la grande hérésie ». Il n’aura de cesse par la suite de traquer et de recueillir les moindres feuillets et fragments de son œuvre littéraire, épistolaire et graphique, tragiquement dispersés en 1942 lorsque Schulz est confiné dans le ghetto de Drohobych, sa ville natale, où il sera bientôt assassiné. C’est ce qui lui permet de retracer ici la vie de l’écrivain en contrepoint de la problématique de son œuvre, d’analyser avec finesse le lien étroit chez lui entre le réel et l’imaginaire, de démonter le mécanisme de la « mythification de la réalité ».
Dès l’enfance — « époque de génie » dont il s’efforcera toute sa vie de retrouver la magie —, un sentiment de profonde solitude favorise chez Schulz la création d’un univers bien à lui, où l’espace et le temps acquièrent des propriétés extraordinaires, « mythiques », univers qu’il restitue dans ses nouvelles et ses dessins. C’est dans son art qu’il trouvera le seul moyen d’exorciser ses angoisses face aux réalités de la vie et des relations humaines, un sentiment perpétuel d’insécurité que ne fera qu’aggraver l’arrivée de la guerre. Un choix de lettres complète admirablement, par ce qu’elles révèlent de sa personnalité et de son talent, cet ouvrage passionnant — et passionné. Avec ce portrait, Ficowski cherche avant tout à faire partager au lecteur cet « enchantement » initial de la découverte de Schulz, et ce n’est pas là son moindre mérite.