« Qu'est-ce que nous avons derrière nous ? Hein ? C'est exact : rien de bon. La vie est sinistre. La nature : triste. Les rivières : des égouts. Les forêts : des décharges. Les champignons: vénéneux. Le sol : marécageux. La lune : une pièce minuscule d'un sou. Les étoiles: des boutons. Le vin : de l'eau. Et l'eau : de l'urine.
Il était déchaîné, et il n'y avait plus moyen de l'arrêter.
— Les fiancées sont des salopes. Les épouses : des mégères. Les amis : des saligauds. Les voisins : des avortons. Les collègues de travail : des délateurs. Il n'y a partout et tout autour que stupidité et bêtise, tristesse et marasme...
— Ouf ! fit-on sur les boulevards. C'est vrai que ça va mieux. Tout le passé est effacé...
— Idiot, idiot, fit-on avec étonnement dans la queue. Tu n'es pas aussi idiot que tu en as l'air.
— Et l'avenir, tu ne peux pas l'effacer ? demanda le vieux de demain en montrant les dents. Le dénoncer, le discréditer ?
— Je peux, dit-il. Mais je ne le ferai pas. Je n'entre pas en conflit avec les autorités.
— Et si l'on te paie bien ? (...)
— En voilà un idiot ! dit-on dans la queue avec admiration. Si nous avions davantage d'idiots comme lui aux postes dirigeants !...
Sur les boulevards périphériques de Moscou devisent des vieillards à la retraite, tous plus fantasques les uns que les autres, le « vieillard d'hier », le « vieillard d'aujourd'hui » et le « vieillard de demain».
Ces lieux et personnages magiques, qui ont le parfum de l'enfance mais aussi celui de l'âge adulte irrémédiablement anéanti, affluent tous sous la plume de Kandel au moment où la plaie de l'exil est pour lui la plus vive. D'où l'évocation, par le menu, de ce microcosme soviétique quotidien, dans un roman chargé de nostalgie, de tendresse, d'humour et de poésie, qui prend ainsi valeur de témoignage intemporel.